Lolita, lumière de ma vie, feu de mes reins. Mon péché, mon âme. Lolita : le bout de la langue fait trois petits bonds le long du palais pour venir, à trois, cogner contre les dents : Lo. Li. Ta.
Voilà comment commence l’un des livres les plus controversés du 20e siècle. L’histoire : la liaison d’un homme mûr avec sa belle fille âgée de 12 ans. Car le turpide Humbert Humbert, homme cultivé de la vieille Europe a une attirance inextinguible pour les filles impubères. Il tombe sous le charme de Lolita dont il épouse la mère, une veuve, Charlotte Haze, pour ne pas quitter l’objet de son adoration. Un banal et heureux accident de la circulation l’en débarrassera et il deviendra de fait le seul parent de Lolita en faisant croire à son entourage qu’il est le père biologique de cette dernière.
Il n’hésitera pas à l’enlever, parcourant avec elle en voiture les Etats-Unis de motel en motel, usant de chantages et de promesses pour lui imposer des actes sexuels. Vladimir Nabokov nous décrit un Humbert Humbert sous l’emprise de ses démons à la fois tendre et sentimental, cynique et retors. Sa prouesse (car Nabokov est avant tout un grand styliste) est de rendre par son esthétisme cette odyssée perverse envoutante.
Qualifié à sa sortie de roman pornographique, ce qui est absurde, car chaque scène, un tant soit peu explicite, est dépeinte par une ellipse et les mots crus y sont complètement absents (ou alors autant considérer Ronsard comme un pornographe), l’auteur devra longtemps se justifier. L’effroi venant moins comme le dira le principal intéressé de la façon de traiter le thème que le thème lui-même.
Ce qui surprend après la lecture de « Lolita » et en sachant que le livre a été publié en 1955, il y a près de 70 ans, c’est la perpétuation du mythe de la « Lolita ». Faut-il le rappeler : celui de la jeune fille cherchant à séduire des hommes d’âge mûr. Car cet archétype est à l’opposé de la Lolita du roman de Nabokov qui est au contraire une victime de la prédation de Humbert Humbert qui cherchera par tous les moyens à la maintenir sous sa dépendance. On comprend assez vite qu’il n’y arrivera d’ailleurs que partiellement et que sa belle indocile profitera de la première occasion pour s’enfuir. En l’occurrence, avec le dévoyé écrivain Clare Quilty, un autre pédophile, que « H.H. » finira par tuer avant de mourir en prison.
En effet, c’est une fille détruite que décrit Nabokov au fil du roman. On la verra pleurer seule la nuit après que son bourreau ait abusé d’elle démontrant la profonde et incurable souffrance qu’elle endurait. Et « Lolita » est restée jusqu’à nos jours pour cette raison le plus grand malentendu de l’histoire de la littérature. Est-ce que c’est parce que c’est Lolita qui n’était même plus vierge qui prend l’initiative de leur premier rapport sexuel ? Ce qui n’était pour elle qu’une bravade. Ou est-ce que c’est d’abord parce que le narrateur du roman qui n’est autre que Humbert Humbert travestit sa machination diabolique en histoire d’amour au point qu’il en devient pathétique.
Un autre point essentiel de l’œuvre, peu évoqué d’ailleurs par les critiques, est la description quasi clinique d’une société américaine consumériste en plein bouleversement. Et ce n’est pas un hasard si « Lolita » est sortie la même année que la « fureur de vivre » ou « graine de violence ». Nabokov y brosse le tableau d’une jeunesse cherchant à s’émanciper. Lolita est peinte comme une adolescente collectionnant les posters de ses chanteurs préférés et étant la cible facile des publicités des magazines qu’elle consomme sans modération. Et comme le déclarera le narrateur, n’hésitant pas à imiter par son allure les petits « durs » des bas quartiers.
A cette superficialité annonçant les décennies à venir répondent les tentatives désespérées de Humbert Humbert pour l’initier à la culture classique. Par ce biais, Nabokov met en relief le décalage entre l’Ancien Monde et l’Amérique de la classe moyenne incarnée par la mère de Lolita, une mère au foyer prétentieuse et inculte mêlant les convenances d’une modeste ville du nouveau continent et les aspirations à une vie bourgeoise.
Beaucoup de thèmes traversant l’œuvre la rendent inépuisable et incontournable. Une œuvre à part entière qui aura généré tant de malentendus et de vocations. Une œuvre envoutante et riche où on se laisse emporter par le style flamboyant et inégalable de Nabokov. Et laissons pour conclure le mot de la fin à l’auteur en personne : « A mes yeux, un roman n’existe que dans la mesure où il suscite en moi ce que j’appellerai crument une volupté esthétique… »
Livre conseillé :
Ada ou l’Ardeur
Film conseillé :
« Lolita » de Stanley Kubrick